AAC – De l’Image à la Société. Questionner la société par l’image, questionner l’image par les sciences sociales

Cet appel à communication s’inscrit dans le cadre d’un colloque organisé au sein du
Centre Pierre Naville qui se tiendra à l’université d’Evry Paris Saclay les 20 et 21 décembre 2023.

Si les œuvres artistiques peuvent être envisagées comme des formes de connaissances
du monde social (Becker, 2009) le cinéma, art populaire par excellence, mais également les œuvres audiovisuelles et celles diffusées sur Internet semblent particulièrement pertinents pour analyser la société (Pinto et Mary, 2021). Pierre Bourdieu écrivait au sujet de L’éducation sentimentale de Flaubert que l’auteur restitue « d’une manière exceptionnelle la structure sociale avec les moyens qui lui sont propres » : comment, à quels titres, ces propos pourraient-ils aussi s’appliquer à des œuvres cinématographiques, télévisuelles, numériques ? En effet, loin de proposer un simple reflet de la société, certains films construisent cinématographiquement des formes d’objectivation du social. Bien que certain.es cinéastes se risquent parfois à des formes de misérabilisme ou d’héroïsation des groupes sociaux qu’ils filment (Grignon et Passeron, 1989), il n’en demeure pas moins que les œuvres qu’ils proposent révèlent quelque chose de l’air du temps dans lequel ils s’inscrivent (Sorlin, 2015). Ce colloque se demandera ce que ce « quelque chose » recoupe, dans une double approche : comment les chercheur.ses en sciences sociales peuvent-ils mettre en avant ce « quelque chose » dans des œuvres fictionnelles, fabriquées par essence pour des enjeux artistiques (et parfois aussi industriels) et non scientifiques ? Comment les créateur.rices évoquent-ils de leurs côtés ce « quelque chose » et participent ainsi à l’analyse du monde qui les entoure ? En quoi les œuvres audiovisuelles et cinématographiques apportent-elles des outils pour penser la société ?

En se situant à l’intersection de la sociologie de l’art, de la sociologie de la culture et la sociologie visuelle, le présent colloque se veut être un espace de réflexion pour penser ce que la sociologie et les sciences sociales en leur ensemble, peuvent apporter à la compréhension d’une œuvre audio-visuelle et sur ce que ces œuvres peuvent nous enseigner sur les pratiques des sciences sociales contemporaines (Laplantine, 2007). Alors que la sociologie filmique se déploie fortement ces dernières années (Durand,Sebag, 2020, Vander Gucht, 2017), la sociologie des œuvres fait l’objet depuis plusieurs années de débats fournis (Péquignot, 2007) et reste à ce jour en cours de constitution en ce qui concerne ses méthodes, ses limites mais aussi ses enjeux. La « théorie du reflet », « du miroir » ont montré leurs limites depuis longtemps, sans pourtant être remplacées par une approche claire sur les liens entre « image et société ». L’analyse sociologique des œuvres cinématographiques ne se cantonne pas à décrire ce que le réalisateur montre ou comment il le montre. Elle peut ainsi consister à faire la lumière sur l’environnement dans lequel s’inscrit l’œuvre, c’est-à-dire sur ceux qui la font vivre et exister (Becker, 1982) et sur ceux qui la reçoivent (Esquenazi, 2009). Elle questionne la manière dont les images et les sons, fictionnels ou documentaires, offrent
une re-présentation de la société qui nous entoure, en lien avec l’analyse portée par le
montage – ce que le travail de Ferro sur les liens entre film et histoire introduisait déjà dans les années 1970.

Ce colloque cherche donc à examiner, sans les épuiser, les liens entre l’« image » et la
« société », en croisant à la fois des analyses d’œuvres particulières, des réflexions de
professionnel.les de l’image, des questionnements épistémologiques de chercheur.ses portant sur cette rencontre et ce que recouvre le passage de l’Image à la Société…

AXE 1 : Questionner l’image par les sciences sociales 1 : l’analyse sociologique des œuvres, quelles méthodes, quels contenus ?

Cet axe aura pour vocation de rassembler des contributions de chercheurs ou cinéastes
qui mobilisent des concepts sociologiques pour analyser des œuvres cinématographiques. C’est notamment dans ce cadre que plusieurs chercheurs ont su montrer la pertinence de certains concepts sociologiques pour analyser des films de fiction comme celui de distinction dans Le Goût des autres (2000) d’Agnès Jaoui (Truong, 2015) ou l’interactionnisme symbolique dans le documentaire Le concours (2016) de Claire Simon (Draelants, 2017). Ce recours aux concepts de la sociologie pour analyser des œuvres audiovisuelles pose entre autres la question de la traduction en image de concepts invisibles et inconscients (la socialisation, l’habitus, la légitimité culturelle). Il semblerait dès lors que pour rendre visible ces processus à l’image, il soit nécessaire d’adopter une grammaire propre au cinéma (Durand, 2015).

Cet axe regroupera également des propositions sur l’articulation entre choix
esthétique et sociologie. L’occasion de rappeler que l’analyse esthétique et l’analyse
sociologique ne se confondent pas : tandis que la première interroge la façon dont la forme et le fond se répondent, l’analyse sociologique, quant à elle, interprète ces gestes à l’aune d’un contexte social et d’une économie. Certains chercheur.ses ont notamment montré la pertinence de lier ces deux questions en révélant comment des cinéastes ont su inventer des gestes, une esthétique. Ces chercheur.ses, en analysant un mouvement de caméra (le travelling chez Rohmer), un type de plan (le plan séquence chez Akerman) ou une manière de diriger des acteur.rices professionnel.les ou non professionnel.les, ont permis d’interpréter des choix artistiques à l’aune de conditions de productions (des films à petits budgets) ou d’une éthique de la relation.

Ces réflexions nous amèneront à nous intéresser aux conditions d’émergences de certains courants esthétiques – l’exemple de la Nouvelle Vague étant le plus fameux – et sur leur potentielle de révolution symbolique (Bourdieu, 1998 ; De Baecque, 1998) ou encore sur l’édification de certain.es cinéastes au rang de “génies” (Elias, 2015).

● Comment travailler l’image, les sons, la narration, le jeu d’acteur, dans une approche
sociologique ? Quelles différences entre une analyse esthétique et une analyse
sociologique de l’objet audiovisuel en tant que tel ? Comment travailler aussi un
courant esthétique, les conditions d’émergence de ces derniers et leur potentielle
révolution symbolique ?

● Qu’est-ce qu’une œuvre cinématographique révèle de la société dans laquelle elle
s’inscrit ? Quelle valeur scientifique lui accorder et quelles méthodes déployer pour
son analyse ? Est-ce que les œuvres de fiction et celles documentaires doivent être
analysées de la même manière ?

● Comment, en tant que chercheur.se en sciences sociales, utiliser en particulier la fiction dans le cadre de ses recherches, mais aussi dans le cadre de sa pédagogie et de ses propres cours ?

AXE 2 : Questionner l’image par les sciences sociales 2 : l’analyse sociologique des œuvres, quelle place pour la réception ?

L’œuvre étant évidemment aussi toujours dans un processus de redéfinition et d’interprétation (Esquenazi, 2007), les méthodes questionnant la réception des œuvres seront aussi abordées. Seront par exemple attendues dans cet axe, des communications développant des pistes pour penser les succès commerciaux de certains films récents ou plus anciens. En partant du postulat que le succès d’un film est révélateur (Malassinet, 1979) les contributions pourront apporter des éléments de réflexion sur ce que l’on nomme un succès (réussite économique vs. réussite symbolique), sur les conditions qui les rendent possibles et sur l’interprétation sociologique de ce succès à un moment donné, que ce soit au moment de la sortie de l’œuvre, ou plusieurs années après. Le cinéma français étant fortement polarisé autour de deux pôles (auteur vs. commercial), nous réfléchirons également à la façon dont certains succès populaires entrent en résonance avec le concept de légitimité culturelle (Hamus-Vallée, 2007 ; Delaporte, 2022).

Nous souhaitons également poursuivre et actualiser les travaux menés dans le cadre
des cultural studies qui ont ouvert de nombreux chantiers quant à la réception de ces œuvres notamment entre perméabilité et résistance, négociation et appropriation des contenus idéologiques (Hoggart, 1970 ; Ang, 1985). Par rapport à la réception des œuvres, nous pensons par exemple à la manière dont certaines œuvres cinématographiques ont suscité la controverse dans un contexte de politisation croissante (#MeToo, faible représentation des minorités culturelles dans les films).

● En quoi le succès d’un film est-il révélateur ? Que faire de la distinction entre réussite
économique et réussite symbolique ? Existe-t-il des œuvres qui réussissent le tour de
force d’être à la fois dans la réussite économique et la réussite symbolique ? Peut-on
penser les œuvres sans se préoccuper de leurs légitimités culturelles ?

● Comment penser la réception des œuvres, en particulier par exemple dans un contexte de forte politisation ?

● Quelle place pour penser l’œuvre par rapport à son contexte de réception : en festival,
en salle, sur une plateforme à distance ?

● Quelles méthodologies déployer pour analyser la réception d’une œuvre ?

AXE 3 : Questionner la société par l’image : l’analyse filmique de la société
Comment les cinéastes pensent la société ?

Si le documentariste Frederik Wiseman1 répète, tout au long de sa carrière, qu’il ne fait pas de film sociologique, cette phrase rituelle se retrouve aussi dans la bouche de réalisateurs de fictions, tel Romain Gavras à l’occasion 2 de la sortie de son film Athena sur Netflix en 2022. La sociologie filmique, de plus en plus légitime sur l’espace académique (Durand, Sebag 2020, Vander Gucht 2017), se base en quasi totalité sur la réalisation d’un film documentaire sociologique. Comment la fiction pourraitelle aussi amener à une analyse du monde qui nous entoure ? En quoi la place du sociologue consultant, voire scénariste, pose-t-elle question sur les enjeux du film de fiction ? Courant de plus en plus analysé, comme le montrent les travaux de Pascal Cesaro ou le récentes rencontres « Science et fiction » (Aix Marseille, octobre 2021), la fiction comme mode de compréhension et d’analyse de la société est un champ où il reste de nombreuses pistes à explorer. À titre d’exemple nous pensons notamment à des travaux qui utilisent des corpus de films de fictions pour interroger la réalité dans le cadre d’entretiens d’autoconfrontations (Fournier & Cesaro, 2020) ou encore à certains « docu fictions », ou « fictions documentaires ». En permettant aux personnes filmées de se mettre en scène de fabuler, ces réalisateurs créent de nouvelles données intéressantes pour le sociologue.

Il semblerait que le dialogue entre cinéastes et sociologues soit difficile à mettre en place. La sociologie visuelle et filmique a rencontré des difficultés à trouver une place légitime au sein de la sphère académique : la sociologie étant elle-même une science dont la légitimité est régulièrement questionnée, elle s’est longtemps montrée méfiante à l’égard des images soupçonnées de manquer de scientificité. Les cinéastes quant à eux pourraient reprocher aux sociologues leur point de vue objectivant et surplombant qui annule l’individu en mettant le curseur sur les déterminismes sociaux.

Calendrier et modalités de soumission

Les propositions de communication devront être envoyées aux adresses suivantes :
rejane.vallee@univ-evry.fr (Réjane Hamus-Vallée, Professeure de sociologie – Université
d’Evry Paris Saclay)
guillaume.cuny@univ-evry.fr (Guillaume Cuny, Doctorant en sociologie filmique –
Université d’Evry Paris Saclay)

Les propositions de communications de 3 000 signes maximum sont à envoyer avant le
31 juillet 2023.
Le retour du comité scientifique sera rendu le 15 septembre 2023.

Une valorisation sous forme de publication scientifique est envisagée.

Bibliographie indicative
Ang, I. (1985). Watching Dallas : Soap opera and the melodramatic imagination.
Baecque, A. de. (2010). Godard : Biographie. Bernard Grasset.
Bourdieu, P. (1979). La distinction : Critique sociale du jugement. Les Editions de minuit.
Bourdieu, P. (2013). « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975: Introduction de
Patrick Champagne ». Actes de la recherche en sciences sociales, 200, 4-37.
Bourdieu, P., & Bourdieu, M.-C. (2016). Manet, une révolution symbolique : Cours au
Collège de France, 1998-2000. Éditions Points.
Chalvon-Demersay, S. (2015). « Pour une responsabilité politique des héros de séries
télévisées ». Quaderni, 88, 35-51.
Delaporte, C. (2022). La culture de la récompense: Compétitions, festivals et prix
cinématographiques. Presses universitaires de Vincennes.
Durand, J. & Sebag, J. (2015). La sociologie filmique : écrire la sociologie par le cinéma ?.
L’Année sociologique, 65, 71-96.
Durand, J. & Sebag, J. (2020), La sociologie filmique. Théories et pratiques, Paris, CNRS,
coll. « Sciences politiques et sociologie »
Duval, J. (2011). « L’offre et les goûts cinématographiques en France ». Sociologie, 2, 1-18.
Ellena L, (2021), « L’intertexte cinématographique de la sociologie. Contribution à une
réflexion sur les relations entre sociologie et fiction », Images du travail, travail des
images [En ligne], 10.
Elias, N. (2015). Mozart : Sociologie d’un génie. Éditions Points.
Esquenazi J.-P. (2007), Sociologie des œuvres. De la production à l’interprétation, Armand Colin, « U Sociologie ».
Esquenazi, J.-P., (2009). Sociologie des publics. La Découverte.
Eloy, F., Mabille, M., Mille, M. & Thierry, C. (2021). « La fiction comme cadre de
socialisation: Regarder Plus belle la vie en famille ou entre ami·es ». Politiques de
communication, 17, 79-111.
Fournier, P., & Cesaro, P., (2020), « Les ressources de la fiction pour l’entretien. Ou comment limiter le risque d’imposer aux enquêtés un questionnement qui leur soit
étranger », Sociologie, 2020/4 (Vol. 11), p. 415-432.
Hamus-Vallée, R. (2007). « Les Choristes : essai d’interprétation sociologique ». Sociétés, 96, 51-57.
Hamus-Vallée, R., dir., (2013). « Sociologie de l’image, sociologie par l’image ».
CinémAction, Éditions Charles Corlet.
Hamus-Vallée, R., Caïra, O., (2020). Le goof au cinéma : De la gaffe au faux raccord, la
quête de l’anomalie filmique. L’Harmattan.
Hoggart, R. (1970). La culture du pauvre : Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. Les Éditions de Minuit.
Laplantine F. (2007), Leçons de cinéma pour notre époque : politique du sensible, coédition Éditions Téraèdre (Paris) et Revue Murmure (Caen).
Malassinet, A. (1979). Société et cinéma : Les années 1960 en Grande-Bretagne. Lettres
modernes.
Menger, P.-M. (2014). Le travail créateur : S’accomplir dans l’incertain. Éditions du Seuil.
Morin, E. (1956), Le cinéma ou l’homme imaginaire, Éditions de Minuit.
Morin, E., (2018), Le cinéma. Un art de la complexité. Articles et inédits – 1952-1962,
Nouveau Monde Éditions, coll. Cinéma, Paris.
Pasquier, D., Beaudouin, V., & Legon, T. (2014). « Moi je lui donne 5/5 » : Paradoxes de la critique amateur en ligne. Presses des Mines – Transvalor.
Pasquier, D. (2021). « Les publics, entre usages de la télévision et réception des
programmes », Réseaux, 229(5).
Péquignot B. (2007), La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture,
L’Harmattan, « Sociologie des Arts ».
Pinto, A. & Mary, P. (2021). Sociologie du cinéma. La Découverte.
Rot, G. (2019). Planter le décor : Une sociologie des tournages. Sciences Po, les presses.
Truong, F. (2015). Le Goût des autres : sociologie des intentions et intentions sociologiques. L’Année sociologique, 65, 125-147.
Vander Gucht, D. (2017). Ce que regarder veut dire : Pour une sociologie visuelle. Les
Impressions Nouvelles.

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